Des fluides bleus dans les zones de subduction ?
Le soufre joue un rôle essentiel dans de nombreux processus géologiques se déroulant dans les profondeurs de la lithosphère et impliquant fluides et magmas chauds et sous de fortes pressions. Cependant, notre connaissance actuelle du soufre dans ces systèmes est fondée exclusivement sur des analyses ex-situ de produits expérimentaux ou de roches et fluides échantillonnés à la surface de la Terre. Une équipe franco-allemande, qui implique notamment le CNRS et l’Université Paul Sabatier, a pu déterminer, pour la première fois in-situ, la nature et la distribution des formes chimiques de soufre dans les systèmes fluide-magma recréés en laboratoire, et démontrer que les ions radicalaires de soufre pourraient contrôler son partage et transport entre magma et fluide. Cette découverte oblige à reprendre les modèles de dégazage des magmas et de transfert du soufre et des métaux associés (comme l’or ou le platine) dans les zones de subduction et ouvre de nouvelles pistes de simulation in-situ des processus magmatiques sur Terre et d’autres planètes inaccessibles à l’observation directe. Ces résultats sont publiés le 10 juillet 2020 dans la revue Geochemical Perspectives Letters.
Le soufre est un élément clé dans de nombreux processus géologiques se déroulant dans les zones de subduction tels que le recyclage de la lithosphère océanique, la génération et le transfert des magmas et fluides impliqués dans la formation des gisements de métaux, ou encore l’activité volcanique et ses impacts environnementaux et économiques associés. Mais que connaissons-nous de la chimie, de la distribution et du transport du soufre dans les profondeurs de la lithosphère? Ces profondeurs abritent des fluides aqueux et des magmas silicatés très chauds, soumis à de fortes pressions et inaccessibles à l’observation directe. Par conséquent, notre connaissance de ces milieux profonds est fondée aujourd’hui exclusivement sur des échantillons de fluides et roches qui ont fait un long et périlleux voyage depuis les profondeurs de la lithosphère jusqu’à à la surface de la Terre notamment lors d’éruptions volcaniques ou de mouvements tectoniques, avant d’être récoltés par les géologues ou bien ont été obtenus dans des essais de laboratoire. Ce sont des sublimés et gaz volcaniques, des minéraux de sulfates et sulfures (e.g. anhydrite, pyrrhotite ou pyrite), des inclusions fluides, ou des verres silicatés, qui ont été dépressurisés et refroidis avant de pouvoir être analysés en laboratoire. Ils soulèvent une question fondamentale à savoir si la spéciation et le partage du soufre que l’on analyse dans ces produits finaux reflètent bien ceux qui existaient à haute température et haute pression. Paradoxalement, il n’existe aucune étude in-situ sur le soufre dans de tels systèmes. Tous les modèles de la solubilité du soufre dans les magmas et de son partage entre fluide et magma sont à présent basés sur des analyses ex-situ des produits refroidis synthétiques ou naturels.
Il est impossible de percer un trou à 100 km de profondeur dans la Terre, y mettre une sonde magique pour voir comment se comportent le soufre et bien d’autres éléments chimiques dans les fluides et magmas qui y coexistent. En revanche, il est possible de ‘recréer’ en laboratoire de tels systèmes aux conditions de température et pression extrêmes, en utilisant des réacteurs appelées ‘cellules à enclumes-diamant’ (DAC, pour Diamond Anvil Cell) et de les observer et les sonder directement in-situ à travers les fenêtres transparentes en diamant. Une équipe franco-allemande [1] réunie autour de deux projets collaboratifs [2] a mis en œuvre une telle méthode novatrice afin de mesurer, pour la première fois in-situ, les différentes formes chimiques de soufre et leur distribution entre fluide aqueux et silicate liquide (i.e. magma) aux conditions de la déshydratation et la fusion des roches dans les zones de subduction, jusqu’à ~100 km de profondeur. Pour ce faire, les chercheurs ont conçus des systèmes modèles contenant un verre silicaté et une solution aqueuse riche en soufre et les ont portés, dans une DAC, à des températures et pressions de plusieurs centaines de degrés et de dizaines de milliers d’atmosphères (Figure).
L’observation in-situ des magmas et fluides ainsi générés, en utilisant une méthode optique, la spectroscopie Raman, a révélé la présence du sulfate (SO42-) et sulfure (H2S), les deux formes de soufre les plus répandues dans les échantillons refroidis, et une couleur magnifiquement bleue des fluides riches en soufre. Cette couleur est due à l’ion radicalaire chromophore S3•− connu des chimistes (il est présent, par exemple, dans les pigments de bleu outremer et différents solvants et solutions hydrothermales aux températures plus basses [3]), mais n’avait jamais été observé aux conditions du magmatisme terrestre. Les chercheurs ont également pu identifier son petit frère moins bien connu, l’ion radicalaire S2•−. Il est remarquable que lors de la trempe de la cellule, la signature spectrale de ces ions et la couleur du fluide disparaissent en ne laissant aucune trace de leur existence.
Ces mesures démontrent que bien que toutes les espèces du soufre (sulfate, sulfure, et les deux ions radicalaires) se concentrent préférentiellement dans le fluide par rapport au magma coexistant, leurs coefficients d’enrichissement (i.e. partage) sont très différents. Si le sulfate et le sulfure enrichissent la phase fluide seulement d’un petit facteur 10, les ions radicalaires démontrent un facteur d’enrichissement d’au moins 100 à 1000 en faveur du fluide. Cette propriété des radicaux contrôle ainsi le dégazage du soufre des magmas aux conditions redox des zones de subduction qui sont favorables à la formation de S3•− et S2•−. En outre, comme les ions radicalaires ont une affinité forte pour l’or et les métaux critiques comme le platine, le molybdène et le rhénium, il en résulte un transfert accru de ces métaux vers la phase fluide; ce transfert étant la condition numéro 1 pour la formation des gisements de ces métaux.
Ces résultats, qui ne peuvent être obtenus qu’in-situ, pourraient avoir des retombées capitales pour le cycle et la balance géochimique du soufre dans les zones de subduction, l’explosivité volcanique et la formation et distribution des georessources de métaux. Plus globalement encore, cette approche ouvre la porte à une nouvelle ère d’études in-situ en Géosciences dans des systèmes fluides-magmas-minéraux, en offrant la possibilité unique de ‘voir’ de nos propres yeux comment les métaux et les éléments volatils se comportent durant la génération et le dégazage du magma dans les profondeurs de la Terre et d’autres planètes qui sont inaccessibles à l’observation directe.
[1] Géosciences Environnement Toulouse (GET) et Institut de Recherche en Astrophysique et Planétologie (IRAP); Observatoire Midi-Pyrénées, Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS), Université de Toulouse, Toulouse, France; Geological Department, Lomonosov Moscow State University, Moscow, Russia; bDeutsches GeoForschungsZentrum (GFZ) et Universität Potsdam, Institut für Geowissenschaften, Potsdam, Germany.
[2] Projet RadicalS ANR-16-CE31-0017; Projet PHC Procope Franco-Allemand SulFluMag.
[3] Pokrovski, G.S. & Dubrovinsky, L.S. The S3– ion is stable in geological fluids at elevated temperatures and pressures. Science 331, 1052-1054 (2011); Jacquemet N. et al. In situ Raman spectroscopy identification of the S3– ion in S-rich hydrothermal fluids from synthetic fluid inclusions. Amer. Miner. 99, 1109-1118 (2014); Pokrovski G.S. & Dubessy J. Stability and abundance of the trisulfur radical ion S3– in hydrothermal fluids. Earth Planet. Sci. Lett. 411, 298-309 (2015); Pokrovski G.S. et al. (2015) Sulfur radical species form gold deposits on Earth. Proc. Nat. Acad. Sci. USA (PNAS) 112, 13484–13489.
Sources :
Colin A., Schmidt C., Pokrovski G.S., Wilke M., Borisova A.Y., Toplis M. (2020) In-situ determination of sulfur speciation and partitioning in aqueous fluid-silicate melt systems. Geochemical Perspectives Letters 14, 31-35. https://doi.org/10.7185/geochemlet.2020
Contact :
- Gleb Pokrovski, GET, prenom.nom@get.omp.eu