Cryosphère : Les enjeux immergés de l’iceberg
Du 8 au 10 novembre dernier, le premier sommet international pour les glaciers et les pôles « One Planet Polar Summit » a réuni scientifiques et dirigeants pour un échange autour de l’urgence climatique et l’importance de protéger la cryosphère.
Décryptage des enjeux de la cryosphère avec Gerhard Krinner1 , Florent Dominé2 , Vincent Jomelli3 et Étienne Berthier4
« Il importe de définir, de toute urgence, des mesures prioritaires opportunes, ambitieuses et coordonnées pour faire face aux changements durables sans précédent que subissent l’océan et la cryosphère » alerte le Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat (GIEC). Mais de quoi parle-t-on vraiment quand on évoque la cryosphère et quels en sont les enjeux face au dérèglement climatique ?
Même si la majeure partie de la cryosphère se trouve dans les régions polaires, elle ne se résume pas qu’à cela. Elle est formée par les calottes glaciaires, les glaciers, la couverture neigeuse saisonnière, la glace de mer, les sols gelés appelés pergélisol (ou permafrost en anglais) et enfin la glace des lacs et des rivières. Tant pour la régulation du climat que pour la préservation de la biodiversité et des ressources en eau, la cryosphère joue un rôle fondamental.
Face au dérèglement climatique, la cryosphère fond et son équilibre se fragilise. Le GIEC a établi une fonte globale de la cryosphère : si le réchauffement de la planète n’a été « que » de 1,2°C à ce jour depuis la période préindustrielle, la cryosphère a subi des effets déjà très dommageables. Des conséquences considérables peuvent ou pourront ainsi être constatées sur le niveau des mers, sur la réflexion du rayonnement solaire mais aussi sur les écosystèmes, les ressources en eau et donc nécessairement sur les populations.
Quelques définitions
La cryosphère se compose de glace et de neige qui se présentent sous différentes formes :
- De l’eau de mer congelée : il s’agit de la banquise, qu’on trouve essentiellement dans deux zones : l’océan Arctique au Nord, et l’océan Austral autour de l’Antarctique au Sud.
- De l’eau douce, située sur les continents : la « neige saisonnière »5 bien sûr, les lacs et fleuves gelés. Mais aussi les glaciers, les calottes polaires et le pergélisol.
Les glaciers sont des amas de neige qui, par couches successives, s’accumulent et finissent par former un bloc gelé solide. Parmi eux, on distingue :
- Les glaciers alpins, qu’on trouve dans les chaines de montagne de tous les continents. Il existe près de 200 000 glaciers de montagne à travers le monde.
- Les calottes glaciaires, dans les régions polaires (Groenland et Antarctique) qui représentent près de 10 % de la surface émergée de la Terre. Elles atteignent par endroits plusieurs kilomètres d’épaisseur. À partir des calottes, se forment parfois des plateformes épaisses de glace flottantes rattachées à la terre, que l’on qualifie de plateforme de glace. On appelle icebergs les gros morceaux de glace qui se détachent de l’un ou l’autre et flottent librement en pleine mer.
- Enfin, le pergélisol (ou permafrost en anglais) représente le sol gelé en permanence. Près d’un quart des terres de l’hémisphère nord en est recouvert : On les trouve en Sibérie, au Canada, et en Alaska principalement, mais il y a également quelques petites zones de pergélisol dans les montagnes, y compris dans les Alpes.
Liens entre cryosphère et climat
La cryosphère a une influence considérable sur le climat global. D’une part, elle abrite les trois quarts de l’eau douce présente sur Terre, et on estime qu’un milliard de personnes dépendraient de l’eau qui provient de la fonte des neiges et des glaciers.
D’autre part, elle est liée au climat par l’effet albédo. L’albédo représente la capacité d’une surface à réfléchir l’énergie solaire. La neige, et dans une moindre mesure la glace, ont un effet albédo important : surfaces blanches, elles reflètent une grande partie du rayonnement solaire. Les océans ont quant à eux un faible albédo. Ils absorbent essentiellement la lumière du soleil. Ainsi, plus la neige et la glace fondent, plus l’océan absorbe de l’énergie et se réchauffe, plus la neige et la glace fondent. Sur les continents, leur fonte dévoile des sols ou une eau plus sombres qui absorbent le rayonnement solaire au lieu de le renvoyer comme initialement. Ce sont deux exemples de ce qu’on appelle une rétroaction positive, un cercle vicieux qui ici a pour origine la fonte et pour conséquence l’amplification de la fonte.
Par ailleurs, la fonte de la banquise aux pôles modifie la circulation thermohaline. Il s’agit d’une circulation océanique à l’échelle planétaire due aux différences de température et de salinité. L’eau devient chaude et salée aux basses latitudes, quand il y a beaucoup d’évaporation. Arrivée aux endroits où il fait très froid, cette eau chaude se refroidit. Quand de la glace de mer se forme, le sel est rejeté et l’eau restante devient plus salée. Plus lourde, elle coule vers le fond de l’océan et se déplace ensuite vers des endroits plus chauds, comme les régions équatoriales, où elle peut remonter dans certaines régions (« upwelling »). On a ainsi un cycle de courants marins qui permet de répartir la chaleur dans les océans et régule le climat. L’apport d’eau douce lié à la fonte des glaciers et des calottes est donc de nature à perturber cette circulation.
De plus, la rétroaction du carbone du pergélisol (permafrost carbon feedback) est l’amplification du réchauffement de la surface due aux émissions de CO2 et de CH4 provenant du dégel du pergélisol.
Enfin, la fonte des calottes polaires et des glaciers engendre inévitablement une hausse du niveau des mers. D’une part à cause de l’eau douce reversée dans l’océan, et d’autre part à cause de la dilatation océanique (quand l’océan se réchauffe, son volume devient plus important).
Impacts différenciés du changement climatique sur la cryosphère
L’étendue de la banquise Antarctique a plutôt été stable dans l’ensemble ces 4 dernières décennies. Sa superficie n’a pas connu de tendance significative entre 1979 et 2020 en raison de tendances régionales opposées et d’une grande variabilité interne. Depuis 2020 cependant, les surfaces de banquise autour de l’Antarctique sont aussi en train de diminuer.
La banquise Arctique en revanche tend à disparaitre. Une étude récente indique que le premier mois de septembre sans glace de mer pourrait intervenir dès les années 2030-2050, quels que soient les scénarios d’émissions de gaz à effet de serre.
La calotte glaciaire antarctique présente une forte variabilité annuelle mais une tendance certaine à perdre de la masse depuis la fin des années 1990. Selon des travaux de modélisation, elle pourrait contribuer de 30 cm à la hausse du niveau marin en 2100, voire beaucoup plus (jusqu’ à 1 m) selon certains scénarios. L’étendue de cette fourchette est surtout liée au manque de connaissances sur la fonte par le bas des plateformes glaciaires qui s’étendent sur l’océan. Or, ces terminaisons flottantes, dont la superficie peut atteindre la moitié de celle de la France, retiennent l’écoulement du reste de la calotte.
Le vêlage des glaciers (production d’icebergs par un glacier lorsque des masses de glace se détachent de celui-ci au niveau de son front marin et se retrouvent dans une étendue d’eau (mer par exemple) s’est accentué avec le réchauffement climatique.
Du côté du Groenland, une étude récente indique que les plus grandes plateformes de glace flottantes de la calotte polaire ont perdu plus d’un tiers de leur volume depuis 1978. Les glaciers de cette région étaient pourtant jusqu’à présent considérés comme stables. Ces plateformes jouent un rôle essentiel en agissant comme d’immenses « barrages » gelés, qui régulent la quantité de glace déversée dans l’océan.
Les données satellites de la période 2000-2020 montrent que la perte de masse des glaciers alpins est généralisée et s’accélère : Ils ont perdu, en moyenne, 267 milliards de tonnes de glace par an, soit l’équivalent de la France métropolitaine recouverte de 50 centimètres de glace !
Les glaciers jouent le rôle de château d’eau puisqu’ils fondent en été quand l’on a besoin d’eau, pour l’irrigation, la consommation, ou encore le refroidissement des rivières et des industries. Par ailleurs, un risque existe que des lacs glaciaires se forment, dont la vidange brutale représente un risque pour les populations qui vivent en aval.
La fonte actuelle des glaciers est liée à l’activité humaine
À l’Holocène (il y a environ 12 000 ans), les glaciers de l’hémisphère Nord ont reculé en raison de facteurs naturels (volcanisme, changements lents de l’orbite de la Terre autour du Soleil, circulation thermohaline). Aujourd’hui, la fonte des glaciers est liée aux émissions CO2 induites directement par l’activité humaine. Sur les derniers 12 000 ans, les variations naturelles ont toujours induit des changements différents selon les régions ou hémisphère. Il n’y a jamais eu un changement où tous les glaciers du globe étaient impactés, contrairement à ces derniers 150 ans où tous les glaciers sont en proie, de manière différentes, à un forçage extrême dû aux gaz à effet de serre rejetés par les activités humaines, qui ne leur permettront pas de se réguler et de résister sur le long terme.
Enfin, le pergélisol dégèle en raison de l’augmentation de la température. L’eau gelée présente dans le sol depuis des milliers d’années va fondre et provoquer des dégâts à différents niveaux. L’impact sur l’atmosphère peut se comparer à un congélateur en panne : Le dégel du pergélisol va former des mares de thermokarst et entraîner une dégradation des matières organiques présentes dans le sol. Cette dégradation va permettre une reprise de l’activité bactérienne. Les bactéries en consommant ces matières organiques, vont libérer des quantités importantes de méthane et de CO₂, qui vont à leur tour réchauffer l’atmosphère, aggravant la fonte de la glace présente dans les sols et induisant un cercle vicieux.
Le dégel peut être très lent, mais quand le pergélisol s’effondre, c’est plusieurs mètres de sol qui peuvent être déstabilisés en quelques jours. Des agglomérations entières ont été bâties, parfois depuis plusieurs siècles, sur des sols qui autrefois étaient gelés en permanence, et qui commencent à s’affaisser ou devraient s’affaisser prochainement sous l’effet du dégel. Ceci pose de vrais problèmes pour les populations autochtones : il y a notamment des villages qu’on envisage de déplacer complètement. La perte de glace perturbe non seulement les animaux qui vivent dans cet environnement, mais aussi les populations qui les chassent et sont obligées d’adapter leurs pratiques traditionnelle (chasse, pêche…)
Acteur clef de l’enjeu climatique, la cryosphère est témoin de changements déjà parfois irréversibles. La préservation des milieux polaires mais aussi de toutes les surfaces glacées du globe nécessite la réduction des gaz à effet de serre ainsi qu’un effort sans précédent de la recherche, pour lequel une coopération internationale est indispensable. C’est le sens des mesures prises lors du One Polar Summit, comme le renforcement des moyens donnés à la recherche et de la coopération scientifique internationale dans le cadre de la future décennie de recherche polaire et glaciaire (2025 – 2034), ou la création d’une coalition pour rassembler les villes, les états insulaires et les grandes régions côtières afin de faire face à l’élévation du niveau de la mer.
Anne Brès et Julie Amblard
Pour en savoir plus
- L’Antarctique va-t-il atteindre un point de bascule ?
- Impact du changement climatique sur les glaciers
- Le dégel du pergélisol représente-t-il un point de bascule du climat ?
Notes
1 Chercheur CNRS à l’Institut des géosciences de l’environnement (IGE- OSUG).
2 Géophysicien et chercheur CNRS au laboratoire franco-canadien Takuvik, à Québec.
3 Chercheur CNRS au Centre européen de recherche et d’enseignement de géosciences de l’environnement (CEREGE – PYTHEAS).
4 Chercheur CNRS au Laboratoire d’études en géophysique et océanographie spatiales (LEGOS – OMP).
5 La neige saisonnière, composante avec la plus grande extension spatiale (jusqu’à 50 millions de km carrés).
Source CNRS INSU